Alors voilà. Dimanche dernier, je me suis dit : « Allez, ça y est. Tu peux y aller maintenant. » Sous-entendu, au musée du génocide. Je me sentais prête, il fallait que je voie.
Le lieu se situe dans ma rue, la rue 113, sachant que la ville est dessinée d'après un plan quadrillé. Les nombres impairs sont orientés nord-sud, les pairs est-ouest, ce qui fait que quelqu'un habitant sur la 114 n'est pas du tout, mais pas du tout mon voisin. J'ai donc suivi ma rue, découvrant qu'elle était vraiment très chouette au sud comme au nord : étroite, donc pas beaucop de circulation, et avec plein de petits commerces; bon, il y en a partout, mais dans ma rue, ça fait encore plus famille.
Et puis m'y voilà : se dire que le lieu de tant d'atrocités était à l'origine un lycée laisse songeur. C'est un lycée avec trois batiments de trois etages, tout ce qu'il y a de plus banal. Il y a de beaux frangipaniers qui embaument, sauf qu'en dessous, il y a 14 tombes blanches. Elles contiennent les corps mutilés découverts lors de la libération par les Vietnamiens (il y en existe des photos dans le musée; on devine des corps humains, ensanglantés, tordus de douleur, on ne reconnaît toujours la forme de la tête).
Le lieu s'appelle Toul Sleng, plus connu sous le nom de S-21, Security Office 21, censé ironiquement apporter la sécurité...puisque les personnes emprisonnées, torturées puis executées, -20 000 au total, en seulement trois ans ! entre 1975 et 1978, eh oui, il y a seulement trente ans, ce n'est pas si loin...-, étaient censées être de dangereux agitateurs, femmes, adolescents, enfants, bébés et vieillards y compris. La durée de leur supplice était entre deux et quatre mois, plus pour les anciens membres en disgrâce.
Intellectuels : contaminés par le capitalisme !
En vrai, quel avait été leur crime ? Certains avaient des idées communistes, et n'étaient pas forcément opposés dans le principe; mais ils n'imaginaient pas l'interprétation sanguinaire que Pol Pot et sa clique en donnerait... Ils avaient commis le crime de simplement vivre en ville, d'avoir été à l'école, d'avoir des professions dites intellectuelles (médecins, professeurs, -ce qui encore une fois est ironique quand on sait que Pol Pot lui-même était professeur, ainsi que son bras-droit...; effectivement certains intellectuels sont dangereux, et le savoir ne suffit pas pour donner de l'humanité), le crime d'être moine (des temples ont été détruits; celui qui est sur une colline à Phnom Penh servait de cuisine, tandis que la Bibliothèque Nationale, les Khmers rouges ayant le sens du symbole, fut convertie en porcherie !) ou simplement le crime de porter des lunettes (la femme d'un dirigeant dira dans un documentaire filmé en 1979 que non les gens qui portent des lunettes n'ont pas été exécutés, et la preuve, c'est qu'elle en porte, elle des lunettes ! la mauvaise foi dans toute sa splendeur); bref tous ces gens étaient contaminés par le capitalisme, il fallait les en guérir.
En avril 1975, une fois les Khmers rouges au pouvoir, les villes ont été évacuées, soi-disant parce que les Américains allaient les bombarder. En fait, chaque famille a dû marcher des journées durant jusqu'à des contrées reculées pour s'établir dans des villages où le vertueux travail de la terre allaient les réformer; cela s'accompagnait de la perte de leurs droits : impossible de se déplacer sans autorisation, travail sept jours sur sept. Le communisme y était à plusieurs vitesses, on s'en doute : le chef de village était généralement fort gras; les soldats avaient tous les droits.
Les productions de riz (toute importation avait cessé , pour que le Cambodge retrouve par l'autonomie son ''pouvoir d'antan'') étaient insuffisantes pour à la fois payer les armes à la Chine et les camions (il fallait bien concéder ces produits, de base comme l'on peut en juger, au capitalisme...), et nourrir ces nouveaux esclaves, détestés par le ''peuple de la base'', les paysans de pure souche, généralement un peu mieux lotis, n'ayant pas à tout partager avec la communauté et surtout ne vivant pas dans la crainte d'être exécutés. Beaucoup de ces anciens citadins déplacés sont morts de malnutrition et de dyssentrie. Le livre Au début, ils ont tué mon père raconte bien cet exode vers les campagnes et la vie qu'ils y ont mené; l'auteur n'était qu'une tout petite fille quand ils ont été évacués. Elle rend très bien l'atmosphère de cette époque, et rappelle le ton d'Anne Frank, par son énergie vitale et son absence d'apitoiement sur soi.
Pourquoi, en plus de cela, des arrestations, des tortures ? Parce que c'est le règne de la terreur. Parce qu'il fallait des noms. On dit qu'il fallait dénoncer une soixantaine de personnes !
Les tortures consistaient en plus des coups, à tordre les doigts ou les orteils à l'aide d'une tenaille, ou à couper les tétons, et y appliquer des sangsues; toutes les tortures à base d'eau (cf méthodes américaines récentes...). Il y avait des peintures qui les représentent.Quand ils estimaient avoir fini leur tâche, ils achevaient leur supplicié à l'aide de matraque ou de hache, pour économiser les munitions. Pour tuer les bébés, ils les projetaient contre les arbres.
Dans ce génocide qui a compté deux millions de Khmers, -soit un quart de la population !, il y a eu aussi des enfants soldats qui exécutaient à eux seuls plusieurs centaines de personnes à la mitraillette. J'ai vu un documentaire où un enfant de 10-12 ans dit qu'il a tué trois cents personnes, y compris d'autres enfants.
Rencontre d'un des trois derniers survivants !
J'étais dans une des salles contenant les photos de tous ces détenus (le photographe est toujours en vie; aux dernières nouvelles, il vendrait les souliers de Pol Pot aux enchères (!), il est gouverneur de province et se porte comme un charme), et je regardais ces visages d'hommes, de femmes, d'adolescents, d'enfants, qui semblent vous regarder et vous prendre à témoin. Certains, pressentant peut-être ce qui les attend, ont l'air d'avoir déjà perdu la raison.
C'est alors que j'ai vu un homme d'un certain âge s'allonger montrant comment les prisonniers étaient attachés. J'ai cru d'abord que c'était un guide, je me suis approchée. Il y avait avec lui un interprète et un homme prenant des notes. Ce dernier, un journaliste, m'apprend que cet homme est un des trois survivants de ce centre ! Si je ne me montre pas dans l'orthographe de son nom, il s'appelle Chum Mai. Il témoigne au procès qui se tient contre les Khmers rouges depuis un mois maintenant.Il était au centre depuis deux mois quand les Vietnamiens sont arrivés. Il a eu un doigt et un orteil tordus, il dit que ce n'est rien en comparaison. Il a eu la chance d'être plutôt épargné parce qu'il était mécanicien, et leur était utile. Il ne sait pas pourquoi il a été arrêté. Il avait 48 ans à l'époque. Quand il est revenu sur les lieux, il dit qu'il n'arrêtait pas de pleurer. Mais il pense que c'est une bonne chose qu'il y ait des visites pour les touristes et pour les Cambodgiens, pour que les gens sachent.
Ce monsieur si digne m'a émue.
De même que m'a émue un monsieur de 88 ans qui se baignait à côté de nous avec sa fille et ses deux petits-enfants sur la côte, à Kep; il a entendu que mes amies et moi parlions français et s'est adressé à nous avec un français impeccable et, avec une énergie juvénile, nous a récité la tirade du Cid : « Rodrigue, as-tu du coeur ? » Après un bon moment de discussion à propos de choses et d'autres, toujours en nous baignant, il m'a dit que les Khmers rouges avaient tué son unique fils.Il était professeur de mathématiques et de boxe mais était respecté par les Khmers rouges selon ses dires; il avait dit à son fils de rester avec lui, qu'il ne risquait rien avec lui, mais son fils ne l'a pas écouté : il a voulu rejoindre sa jeune fiancée, à Battambang, et il a été exécuté. Et là, il m'a dit : « Quand je parle de lui, je ne peux empêcher mes larmes de couler. »
J'ai vraiment le sentiment de vivre une page de l'histoire, une histoire, qui m'était étrangère il y a un mois à peine, me tient à présent à coeur. C'est peut-être parce qu'on se demande ce qui pousse les hommes à se comporter comme des brutes, des machines à faire souffrir et à tuer, à la chaîne, en toute bonne conscience, pensant sincèrement défendre une idéologie, censée, comme toute idéologie totalitaire, apporter la solution, ou, plus simplement, obéissant sans états d'ame aux ordres d'un supérieur. Tout cela est tellement absurde et grotesque (on a meme prétendu qu'un bébé était membre de la CIA !)....Certains anciens Khmers rouges ont dit qu'il faut parfois "quelques sacrifices pour la grandeur d'un pays", faisant un parallèle avec les personnes mortes dans la construction du temple d'Angkor...
Kafka avait pressenti tout cela chez l'homme, quand il a écrit Le Procès, où le héros se fait arreter un beau matin sans raison, et où il doit se défendre d'un crime qu'il ignore, puis fini exécuté dans une fosse par deux bourreaux. Ou dans la Colonie Pénitentaire, où le supplice est de graver dans la peau le crime commis; le bourreau, désespéré de ne plus pouvoir bien faire son boulot, se met à son tour dans la machine...
Le troisième étage de Toul Sleng présente une exposition de photos prise par une délégation de Suédois maoïstes pendant le régime des Khmers rouges. Un des membres de cette délégation raconte comment il s'est laissé berner lors de sa visité guidée du pays, très guidée on s'en doute. Il avait remarqué qu'il y avait des hôpitaux tout neufs mais qu'ils ne contenaient pas de patients. Il avait vu quelques écoles. Tout était orchestré pour faire illusion. Il s'excuse pour n'avoir pas vu au-delà et avoir participé à son insu à la propagande de ce régime. Mais qui peut imaginer que dans un lycée tout proche, on exhorte les prisonniers à '' ne pas trop hurler quand on les frappe'' (extrait du règlement); qui peut imaginer que l'on a fait de ce lieu une boucherie ?
Demain au procès des Khmers rouges !
Et voilà que demain, je vais assister à une audience du procès des Khmers rouges ! Là aussi, coïncidence, c'est ma binôme khmère, Dany, qui m'en parle ce matin : Sébastien Marot, le directeur de Friends International a accordé la matinée aux Khmers intéressés pour y assister. Je décide de m'y greffer, avec l'accord de mon boss. Il faudra que je m'y rende deux heures à l'avance, soit à 7h, pour avoir une chance d'être parmi les 50 places pour le grand public, les autres places étant réservées aux familles des victimes, aux ONG, et aux représentants diplomatiques. J'espère que ça va marcher. J'ai envie de savoir à quoi ça va ressembler. Évidemment cela ira à pas de fourmis, les procès doivent durer encore jusqu'en juillet, si j'en crois le papier du tribunal. Cela sera sans doute plus long... quoique, je n'en sais rien.
Et si le fameux Dutch, de la clique de Pol Pot, et d'autres allaient enfin payer ?
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